La méthode de Singapour

Publié le par Vincent Sévigné

Les anecdotes qui suivent sont rigoureusement authentiques. Voici la première : Pierre est un apprenti boulanger-patissier compétent et efficace mais il doit passer un examen ; il n’arrive pas à maîtriser le calcul mental ; pour lui, c’est du « par cœur » plutôt écœurant. Passe encore pour la table de deux, mais il bute sur quatre fois trois ; je lui dis : « imagine trois plats ; dans l’un, il y a quatre tartelettes, dans le deuxième, il y a quatre « religieuses » et dans le troisième il y a quatre « Paris-Brest » ; il y a combien de gâteaux en tout ; Pierre me regarde comme si je le prenais pour un imbécile et me répond : « Ben, douze, évidemment » ; il avait vu les gâteaux. La méthode de Singapour, c’est exactement cela, sauf que les gâteaux y sont remplacés par d’autres artifices.

 

Alors, cette méthode est-elle bonne ? Oui, si elle utilisée comme un moyen, parmi d’autres, et non comme une fin en soi. Il y a des enfants, dont j’étais, qui n’ont aucun problème avec l’abstraction mathématique, alors même que mon cerveau est absolument allergique au « par cœur » ; je ne retiens pas l’énoncé d’un théorème, mais sa démonstration, même quand il s’agit de théorèmes de très haut niveau ; j’adorais la géométrie ; la table de multiplication ne m’a pas posé de difficultés car, inconsciemment et en une seconde, je refaisais le calcul par des méthodes diverses adaptées à chaque cas ; il n’y a que pour sept fois huit que j’ai dû accepter d’apprendre par cœur le résultat. C’était ma méthode de Singapour à moi. M’imposer la méthode de Singapour de façon scolaire aurait été, pour moi, une grave erreur alors que, pour d’autres, elle peut être une excellente voie vers l’abstraction mathématique.

 

L’essentiel, c’est l’intuition fondamentale de la méthode de Montessori : écouter chaque enfant individuellement, l’observer et le laisser élaborer sa propre méthode d’apprentissage. Là encore, cette méthode ne doit pas être utilisée comme une fin en soi avec des rites sclérosés mais comme un repère. Si un enfant s’adapte à l’enseignement qu’on lui propose, inutile d’aller chercher plus loin ; ce qu’il faut, c’est voir, le plus tôt possible, les enfants qui ne peuvent pas s’adapter à telle méthode ou à tel enseignant, ou aux deux ; l’évaluation continue est une priorité absolue.

 

Une autre anecdote : Jean est en CP ; il semble intelligent et particulièrement doué en maths ; et pourtant, au mois d’avril, il ne sait pas du tout lire et, comme il n’arrive pas à suivre le rythme de la classe, il plonge. Avec l’accord de sa mère, je le prends en charge ; je lui explique que, pendant quinze jours, il va être officiellement malade ; il était évidemment impensable de le priver de vacances : celles-ci doivent rester une priorité ; en fait, je lui apprends à lire avec une méthode basée sur la logique avec très peu de mémorisation ; au bout de quinze jours, il savait lire et je n’ai plus jamais eu besoin d’intervenir directement dans son cursus.

 

L’un de mes enfants a eu, dans le privé, un instituteur qui avait mis au point un logiciel pour aider à l’apprentissage de l’orthographe ; l’enfant devait compléter des blancs ici et là ; si la réponse était mauvaise, l’ordinateur n’imprimait pas car il n’est pas bon que l’élève voit une réponse inexacte qu’il risque de mémoriser inconsciemment ; quand la réponse était bonne, l’ordinateur l’imprimait mais avec une couleur qui dépendait du nombre de tentatives ; en passant dans les rangs, d’un seul coup d’œil, l’instituteur pouvait voir où en était chaque élève.

 

On me dit que, ici et là, des individualités originales mettent au point des techniques d’enseignement astucieuses, par exemple pour apprendre le chinois ; il va sans dire que, dans le public, oser sortir des directives imposées par les inspecteurs responsables est un crime de lèse-majesté.

 

J’étais jeune enseignant dans le secondaire privé ; j’avais la chance d’avoir une classe astucieuse et motivée ; mais, dans le fond de la salle, deux élèves étaient visiblement complètement largués ; j’ai été trouver le directeur de l’établissement qui m’a répondu : «  je ne peux rien faire ; je dois appliquer les règlements même si on sclérose leurs cerveaux. »

 

Une fois – une seule fois, j’ai « aidé » l’une de mes filles à faire un devoir de philo : le sujet me plaisait et je m’y croyais particulièrement compétent ; nous avons eu neuf sur vingt ; selon le commentaire, il ne suffit pas de donner des exemples ; un devoir de philo, c’est autre chose ; je ne sais toujours pas très bien quoi.

 

Jeune enseignant dans le supérieur, j’aimais mettre au point des contrôles dont une partie – une partie seulement - était un QCM. De vieilles professeures chevronnées étaient scandalisées par cette entorse au bon usage dans le corps professoral ; et pourtant, avec une demi-siècle de recul, il me semble incontestable que c’est moi qui avais raison.

 

Plus généralement, j’ai eu la chance d’enseigner dans le privé ou dans le supérieur avec une très grande autonomie. En mon âme et conscience, avec quinze ans de recul, je crois que j’ai été un bon enseignant, attentif aux besoins réels des élèves ou des étudiants ; et pourtant, si j’avais été jugé par un inspecteur, je suis persuadé que j’aurais eu un très mauvais rapport d’inspection ; ma note administrative n’aurait pas été meilleure.

 

J’ai lu, entre autres, les livres de messieurs Alain Juppé et François Fillon, notamment en ce qui concerne l’enseignement ; leurs analyses sont excellentes mais je suis en total désaccord avec leurs conclusions : c’est aux enseignants qu’il faut rendre le pouvoir, pas aux chefs d’établissement et encore moins aux inspecteurs.

 

Certes, il est bon d’aider les apprentis enseignants en mélangeant théorie, expérience sur le terrain – devant de vrais élèves - et échanges sur ce qui précède ; toutefois, il fallait absolument supprimer les IUFM mis en place par Lionel Jospin : ce qu’on y enseignait, autrefois, était un jargon saumâtre, absolument imbuvable, à l’opposé de l’esprit de la méthode de Singapour.

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